La conjonction des possibles

Alors que la nuit tombe, Beauchamp rejoint Laspalès, accoudé au comptoir d’un pub de Soho.

“Commissaire, je ne sais pas si ce rapport rejoindra un jour ses prédécesseurs mais la situation m’a poussé à écrire, peu importe les cauchemars entretenus par mes souvenirs. Je ne peux garder pour moi ce que j’ai vu et ce qui se profile pour notre pays, pour le monde entier.”

Il sort de sa veste une liasse de feuillets froissés et les tend au vieil homme.

“Chef, dites moi que nous ne sommes pas finis.”

N’ouvrez pas la porte...
Les feux du 14 juillet
L’enigmatique carnet du capitaine Pop Plinn
Le taureau de Knossos
Les vents de l’Atlas
La zone interdite
Le montreur d’ombres
La menace de Madagascar
Le complôt de la main rouge
Le vampire de Vénétie

Notes préliminaires : Pendant l’épisode de Dunkerque, le 2e bureau de l’armée a tenté une action impliquant le surnaturel, extrêmement dangereuse car ayant délibérément sacrifié des civils français. Les principaux responsables de la BMS, le commissaire divisionnaire Conti, le commissaire principal Laspalès et le commandant d’Auclin du Loup (agent de la BMS, mobilisé comme commandant du 603e GIA) ont été mis aux arrêts par le général Collot et embastillés dans un lieu inconnu. La BMS se retrouve sans chefs et sans directives pendant la bataille de la Somme où ce qui reste de l’armée française va tenter d’établir une ligne d’arrêt face à l’armée allemande. Mais l’armée de l’air allemande, la Luftwaffe, lance un raid aérien de grande ampleur contre la capitale...

Paris, le 6 juin 1940

L’opération Tapir [Plan de défense de Paris contre le raid annoncé de l’aviation allemande] est un échec retentissant. Mais comment lutter contre un ennemi supérieur en hommes et en armes ? Le ciel de Paris, parcouru de centaines de traînées de condensation... Nous n’avions aucune chance.

La composante « air » du 603e GIA a fait face avec ses quelques chasseurs au raid allemand. Les services d’alerte français ont fait montre d’une totale désorganisation et les avions français ont décollé sous les bombes allemandes. La quasi-totalité de nos chasseurs ont été descendus par les Messerschmitt, dont mon propre appareil. J’ai pu me parachuter sur le terrain de Villacoublay, légèrement blessé.

Tout juste sorti de l’hôpital, je gagne le quai des Orfèvres pour retrouver ceux qui sont encore dans le coin. La commissaire Valois se démène pour mobiliser toutes les ressources possibles mais la situation est critique, les allemands se rapprochent de Paris et les routes s’encombrent de réfugiés.

Elle arrive tout de même à rappeler de sa retraite le vieux commissaire Barthélémy Antiphon ainsi que l’inspecteur principal Marc Lebrun qui se trouve être le neveu de l’actuel Président de la République et qui est mobilisé à l’état-major particulier de son oncle. Se joignent à la troupe le valeureux René-Raoul Thibaut, pilote d’autogire et jeune recrue du service, qui a réussi à embringuer un de ses jeunes camarades de l’aéroclub, un certain Pierre Woefel, à qui nous fournissons en vitesse une carte de la BMS.

L’inspectrice Annie Durand, enceinte jusqu’au cou, est chargée de l’évacuation des archives, la pauvre...

Laspalès et Conti sont toujours introuvables, honteusement mis au secret par un Collot ayant
visiblement décidé de prendre des décisions radicales (cf. Dossier « Somme toute »). La priorité est de les retrouver, la BMS a besoin de ses leaders pour envisager l’avenir. Nous arrivons à nous entretenir avec le ministre de l’intérieur, Georges Mandel, qui nous promet qu’il parlera à Paul Reynaud, le Président du Conseil, afin d’obtenir la libération de nos hommes.

Par acquis de conscience, nous nous rendons chez Laspalès chez qui nous ne trouvons rien d’intérêt, si ce n’est quelques revues grivoises. Chez Conti, nous tombons par contre sur une quantité d’archives historiques impressionnantes, malgré la panique qui règne en ville, il faudra mettre toute cette connaissance à l’abri.

Paris, le 7 juin 1940

Nous revenons chez Conti afin de faire l’inventaire des documents avant leur évacuation quand le commissaire Valois tombe sur un petit coffret caché dans le plancher et contenant une clé de coffre de la Banque de France.

Là bas, nous découvrons une ankh faite d’un métal rouge étrange, nous l’amenons avec nous.
Dans l’après-midi, nous retrouvons Mandel qui nous indique que l’arrêté de libération devrait être prêt sous peu. Nous restons sur place pour obtenir le papier au plus vite. Nous apprenons au passage qu’Henri de Villeneuve, la tête “2ème bureau” du 603ème GIA, est mort dans les bombardements...

Alors que la soirée débute, le colonel de Villemume, chef du cabinet militaire de Reynaud nous apprend qu’il n’y a pas d’ordre d’arrêt au nom de Laspalès et qu’il est donc impossible de produire un arrêté de libération... Mais son directeur de cabinet civil, M. Margerie, nous apprend qu’il a pourtant entendu Reynaud donner l’ordre. Excuses administratives pour masquer une machination militaire ! Nous profitons de côtoyer les grands de notre pays pour faire connaissance avec le récemment nommé général De Gaulle à qui nous expliquons notre cas, il nous signe une lettre de recommandation qui vaudra bien ce qu’elle vaudra !

Paris, le 8 juin 1940

Nous arrivons à joindre le commissaire Achenar Dumort au téléphone de son domicile à Monte Carlo, pour lui poser des questions à propos de l’ankh. Ce dernier, spécialise des sciences occultes, semble particulièrement surpris puis, se reprenant, nous explique que nous devons la protéger à tout prix, qu’il ne faut pas qu’il arrive malheur à l’objet. Comprenant qu’elle doit être liée à la vie de Conti, nous obtempérons.

Au bureau, une lettre de l’ambassade anglaise nous parvient, signée de l’ambassadeur, Sir
Edward Spears. Il souhaite récupérer tout renseignement disponible concernant un certain
Edern le Moal... Faisant jouer notre mémoire, nous retrouvons une dépêche mise de côté environ un mois plus tôt à propos d’un artiste nantais. Ce dernier aurait sculpté une statue monstrueuse, représentant une créature marine atroce dont de l’eau s’écoulerait sans arrêt, provoquant un dégât des eaux dans son immeuble. A l’ambassade, personne ne peut nous recevoir. Ayant d’autres chats à fouetter, nous arrivons à voir directement Reynaud, accompagné de sa maîtresse Hélène de Portes, partisane notoire de l’armistice. Informé de la non-exécution de ses ordres, il pique une colère et demande au colonel de Villelume de rédiger immédiatement un ordre de libération. Munis de ce précieux papier, nous nous baladons de bureau en bureau pour tâcher de savoir où ont été embastillés nos chefs... Nous arrivons enfin à savoir que Laspalès a été interné au fort de Montrouge alors que Conti serait à la garnison de Provins. Collot reste complètement introuvable, c’est louche.

Nous formons deux groupes pour ne pas perdre de temps, partant avec deux autogires pour chacun.

Les prisonniers de Montrouge ont été évacués vers le Sud. Nous parvenons à rattraper le convoi en autogire et à récupérer Laspalès sur les routes de l’exode, qui se trouvait à bord d’un camion évacuant des prisonniers. Fatigué mais déterminé, il est particulièrement remonté contre le 2ème bureau.

L’autre groupe n’a pas la même chance. Les deux autogires se dirigeant vers Provins rencontrent un chasseur allemand Messerschmitt 110 et l’un d’eux doit se poser, endommagé. Le vieux commissaire Antiphon s’installe d’autorité dans l’autogire survivant malgré les remarques des deux inspecteurs l’accompagnant. Il brise l’appareil au décollage... Il est trop tard pour rattraper le convoi amenant Conti.

Paris, le 10 juin 1940

Nous nous retrouvons tous à Paris. Villacoublay est vide, les bureaux de la BMS sont vides et l’inspectrice Annie Durand est introuvable. Espérons qu’elle parvienne à évacuer nos archives sans encombre. Je sens que le commissaire est particulièrement touché par la situation mais tente de n’en rien laisser paraître. Il faut nous préparer à évacuer la capitale pour suivre le gouvernement qui part à Tours.

Paris, le 11 juin 1940

Nous utilisons l’identité de notre dernière recrue, n’apparaissant dans aucun papier officiel, pour louer un garage dans lequel nous transférons fissa les archives de Conti. Puis nous partons de Villacoublay en avion Caudron Goéland et avec les deux derniers autogires du 603e GIA.

Tours, le 11 juin 1940

L’aérodrome de Tours est encombré d’avions de toute sorte. Mais nous remarquons l’avion-estafette qui a servi à Collot pour quitter Paris, gardé par son pilote. Il nous apprend qu’il a transporté le Général Collot la veille et il serait arrivé avec une grosse caisse !

Nous laissons Woefel sur place pour surveiller notre Caudron mais surtout pour guetter un éventuel départ de l’avion de Collot. Puis nous nous dirigeons dans la ville de Tours encombrée de réfugiés. A la préfecture, nous trouvons le ministre de l’intérieur Mandel qui se démène pour mettre de l’ordre dans ce chaos, et se charge de répartir les nouveaux arrivants dans des bâtiments réquisitionnés. Il arrive à nous dégoter quelques pièces dans une école maternelle, il faudra s’en accommoder. A notre demande, il nous renseigne où Collot a trouvé un logement (chez l’habitant), ainsi que l’emplacement des divers pouvoirs publics - Paul Reynaud est installé dans un château tout proche, à Chissay. Il doit rencontrer Winston Churchill ce soir dans un château de la Loire pour organiser la lutte, bien que nombre de personnes de son entourage le pressent à demander l’armistice, tout comme le chef d’Etat-major, le général Weygand.

Ne perdant pas de temps, nous nous rendons chez la “logeuse” de Collot. Elle ne l’a pas vu depuis la veille mais il a travaillé dans le garage de son défunt mari en faisant beaucoup de bruit.
Un examen rapide nous confirme ce que nous pensions : il a ramené quelque chose à Tours et vu le format ce pourrait être un tableau. En inspectant ce qu’il reste de la caisse, nous confirmons cette hypothèse avec un nom “Robert de Saint Alix 1832”. Je me souviens vaguement avoir entendu parler de lui, un obscur peintre romantique.

Malgré un passage à la bibliothèque de Tours, impossible d’en savoir beaucoup plus sur ce peintre mais on nous aiguille vers M. Robert Martin, un galeriste local. Il nous indique en savoir relativement peu, nous parle d’un paysage de plage qu’aurait peint notre homme mais rien de plus. Si nous voulons en savoir plus il faudra consulter un almanach aux éditions Lavauzelle, à Paris. Mais la ville est complètement coupée du monde, si nous voulons des informations, il va falloir se déplacer.

Nous sommes déboussolés, les pistes sont maigres et nous espérons que la grande conférence franco-anglaise prévue dans la soirée pourra nous aiguiller. Grâce à l’inspecteur Lebrun, nous pouvons passer le périmètre de sécurité et nous mêler dans l’assistance, mais sans pouvoir entrer dans la salle de réunion ni pouvoir assister au repas. Nous laissons traîner les oreilles mais faisons chou blanc. Pas de Collot, pas de tableau... nous demandons à rencontrer l’ambassadeur britannique Spears, qui nous reçoit et insiste sur l’importance de l’affaire nantaise mentionnée dans le télégramme qu’il a envoyé à la BMS, mais à mon sens, ce n’est pas la priorité vu le contexte actuel. Son objectif est de lutter contre une organisation de gens “a little funny in the head”, une sorte de secte étrange sévissant dans divers points de l’empire britannique.

Tours, le 12 juin 1940

Au petit matin, nous allons aux nouvelles auprès de Mandel. Ayant confiance en nous, il nous fournit une liste de défaitistes qu’il a identifiés et compte faire arrêter si le président du conseil Paul Reynaud lui en donne l’ordre. Mais ce dernier semble flottant... Il nous perçoit comme des partisans de la lutte et pense que nous sommes bien placés pour lutter contre la morosité ambiante. Il nous glisse au passage qu’il a la preuve que Collot est passé à l’Etat-major du général Weygand car il y a retiré des bons d’essence.

Le commissaire Antiphon, lui, n’est plus apte à lutter. La course poursuite à Provins lui a coûté une belle pneumopathie et la seule solution est un séjour prolongé à l’hôpital. Laspalès s’occupe de son vieil ami pendant que j’entame une tournée des dirigeants politiques avec la commissaire Valois, pour connaître l’état d’esprit des principaux parlementaires quant à la poursuite des combats et à la formation d’un gouvernement débarrassé des défaitistes. Nous rencontrons ainsi Edouard Daladier, Louis Marin, Albert Sarraut et Léon Blum qui nous semblent déterminés mais apparaissent minoritaires dans leurs partis respectifs gagnés par le défaitisme. Serait-il l’heure de reformer l’Union sacrée ? Ce sera difficile...

A l’Etat-major, l’inspecteur principal Lebrun apprend que le général Weygand a rédigé lui même un ordre de mission pour Collot mais aucune autre information ne filtre des militaires sur place.
Le commissaire Bonfils arrive au matin à Tours avec les restes du 603e GIA. Il a quitté Paris avec tous les avions et pilotes qu’il a pu trouver et nous annonce de tristes nouvelles : la ville a été ouverte pour préserver les richesses culturelles de la destruction...

Ne sachant pas vraiment contre quoi nous nous battons, Laspalès décide de risquer le tout pour le tout : les informations concernant de Saint Alix sont au Louvre ? Il ira les chercher ! Le jeune
René-Raoul Thibaud se porte volontaire pour l’amener en autogire. Je pense qu’ils sont fous mais j’avoue intérieurement que c’est notre seule piste fiable. Le plan est de se poser dans le jardin du Louvre, de récupérer les informations et de partir illico presto.

Paris, le 12 juin 1940

Et c’est ce qu’ils firent ! Partis à l’aube, escortés par quelques avions de chasse du 603 GIA, ils voient au nord de la capitale des fumerolles qui s’élèvent, témoignant de la proximité des combats. Évidemment l’arrivée ne se passe pas comme prévu : les jardins du Louvre sont encombrés de batteries de DCA et de réfugiés, impossible d’y atterrir ! Je n’étais pas sur place mais j’imagine très bien le commissaire indiquer la direction à Thibault : “Jeune homme, nous allons nous poser sur le toit des Galeries Lafayette !”

Le pilote dut s’y reprendre à deux fois mais l’autogire atterrit finalement comme une fleur sur le toit du bâtiment devant le personnel surpris. Mais pas le temps pour les emplettes ! Quelques stations de métro plus loin, nos deux infiltrés entrent au musée et réquisitionnent un conservateur. Les recherches dans le catalogue sont fructueuses. Selon toutes vraisemblances, le tableau que nous recherchons se nomme Céléphaïs. Il a été réquisitionné par un certain Duc de Richelieu en 1826 (ministre de l’intérieur de l’époque) puis saisi en 1874 par le Ministère de la Guerre. Dans l’inventaire photographique du musée, on trouve une photographie du tableau sur laquelle on devine un paysage de collines dénudées et fleuries faisant face à la mer ; à l’horizon, une grande cité à peine visible. Il est noté que les couleurs sont particulièrement riches et réalistes.

Ce nom ! Il correspond à une ville des Contrées du Rêve ! Les militaires, penchants quasiment tous du côté des défaitistes, doivent saper le moral de Reynaud chaque nuit grâce à l’aide occulte de Collot et du tableau ! Le commissaire en profite pour récupérer une autre œuvre de Saint Alix intitulée “le Satyre” et représentant ce que nous identifions comme un homme de Leng. Il pourrait constituer une porte vers le Rêve.

Le temps presse et nos héros retournent aux Galeries Lafayette, achetant des bas pour la commissaire Valois ainsi que de quoi bien manger et bien boire, ça permettra au moins de remonter le moral des troupes ! Alors que le moteur rugit, deux reporters montent en courant les dernières marches de l’escalier. Les deux aviateurs, sourire aux lèvres, posent fièrement pour immortaliser ce moment unique. Unique ? Presque ! Pas loin de 20 ans plus tôt, un certains Jules Védrines se posait sur le même toit. Laspalès ou Védrines ? Qui sait ce que retiendra l’Histoire !

Tours, un peu plus tard

L’équipe restée à Tours continue la tournée des hommes politiques sans grand succès quand le duo parisien rentre. Nous filons derechef au château de Chissay pour tenter de trouver le tableau dans les appartements de Reynaud. L’interrogatoire du petit personnel ne donne rien et la fouille systématique de la chambre du président du Conseil, que nous réussissons à faire conduits par le colonel de Villelume, pas mieux... Valois en profite pour copiner avec Hélène de Portes, cela nous permettra peut être de convaincre Reynaud sans avoir à contrer les pouvoirs du tableau. Nous apprenons au passage que les anglais reviennent le lendemain pour prendre une décision quant à la posture à tenir, la situation devient plus qu’urgente, le temps presse.

Nos recherches infructueuses, nous mettons en place un plan pour éloigner Hélène de Portes de son compagnon, un peu moins de défaitisme dans son entourage ne pourra pas faire de mal.
Prétextant une affaire anodine d’argenterie, Valois lui proposera de se rendre dans un village proche. Là, la voiture tombera malencontreusement en panne, en pleine campagne. Elle devra donc passer la nuit loin du château de Chissay, réduisant d’autant son influence sur le Président du Conseil.

Laspalès, quant à lui, intriguera au château pendant la soirée et tentera de rêver via le tableau du satyre.

C’est ici que mon destin bascula. Mes supérieurs, convaincus de l’importance de la piste nantaise, m’envoyèrent là bas illico presto, malgré mes protestations. Je sentais bien que la situation risquait de basculer à Tours et je ne voulais m’éloigner de l’action sous aucun prétexte.
C’est pourtant moi qui finis avec ce cher René-Raoul, le cul vissé dans un autogire.

Nantes, en fin de journée

Peu de temps plus tard, nous atterrissons à Nantes et nous rendons directement au poste de police afin d’obtenir le dossier d’Edern le Moal et récupérer la fameuse statue. Le commissaire Roux,
en charge de l’affaire, nous indique que l’objet a été remisé aux archives de la ville mais que quelques jours plus tôt, un civil anglais serait venu lui proposer de l’acheter pour une somme importante. Compte tenu de la situation de la ville, accueillant de plus en plus de réfugiés, l’administrateur local n’a pas mis longtemps à accepter l’offre. L’acheteur, un certain Mr. Mills, n’a pas pu quitter la ville immédiatement, demandant des bons d’essence. Ils lui ont été refusés mais il a semble t’il trouvé un moyen de partir, deux jours plus tôt.

Quant à Le Moal, il a été retrouvé à Vannes, errant en bord de mer près d’une vieille maison de famille, complètement neurasthénique. Dépité d’être allé à Nantes pour rien, je décide de pousser jusqu’à St Nazaire où mouille la Royal Navy. Si ce M. Mill a récupéré la statue, il doit logiquement chercher à s’embarquer à St Nazaire... Mais la nuit commence à tomber et St Nazaire grouille de camions militaires britanniques. Autant chercher une aiguille dans une motte de foin. Comble de la désorganisation, il est trop tard pour espérer regagner Tours pour ce soir...

Une dernière option s’ouvre toutefois, continuer à nous éloigner et gagner Vannes. René-Raoul me confirme que le trajet est faisable très rapidement... Allons y !

Vannes, de nuit

Alors que la nuit estivale finit par tomber, nous trouvons un poste de gendarme à même de nous renseigner et c’est à vélo que nous gagnons la demeure d’Edern le Moal via les petites routes de campagne. Deux gendarmes nous accompagnent.

L’ambiance est sinistre, un frisson d’appréhension me parcourt l’échine. Qu’est-ce que je fous ici bordel ? Après avoir tambouriné à la porte, Le Moal nous ouvre enfin. L’homme est dans une déchéance physique avancée. Ses yeux globuleux complémentent parfaitement un visage dont la peau blafarde commence à partir en lambeaux et l’odeur ambiante, saturée d’iode, est à la limite du supportable.

Il parle d’une voix lente, méthodique mais déprimée. Il démontre un dédoublement de personnalité certain, parlant d’une part de lui qu’il déteste, celle qui a sculpté la statue. Sa descente aux enfers me rappelle certaines rumeurs courant à la BMS concernant la transformation d’êtres humains en monstres marins...

Afin de mener correctement l’investigation, je lui demande s’il a réalisé d’autres pièces du même genre, il m’indique alors l’étage. René-Raoul m’emboîte le pas dans l’escalier grinçant, nos lanternes suffisant à peine à éclairer les marches. Après avoir fait le tour d’une chambre spartiate, nous entrons dans la seule autre pièce de l’étage, une sorte de petit atelier dans lequel nous trouvons une unique peinture accrochée au mur. L’ambiance est humide et fraîche. Je l’examine sommairement, elle représente une sorte d’île pelée, en pleine mer, sur laquelle sont érigés plusieurs monolithes face à une mer déchaînée. Par manque de lumière et de temps, je ne m’appesantis pas sur l’analyse et je décide de rouler la toile.

Alors que mes doigts s’approchaient de la peinture, je sentis une sorte de vertige jusqu’à ce que la fraîcheur des embruns me fasse reprendre mes esprits. Bien mal m’en prit, j’étais là, sur l’île de la peinture, au milieu de nulle part, René-Raoul à mes côtés l’air hagard.

Je sentis le désespoir et l’impuissance couler dans tout mon être alors que résonnait dans ma tête les ordres de mes supérieurs m’envoyant vers cette fin improbable. L’île était sans issue mais un gigantesque pentacle avait été gravé sur toute sa surface, son centre orné d’un œil enflammé. A chaque pointe de l’étoile, un monolithe hideux représentant une infâme créature tentaculaire semblait s’enfoncer dans le sol comme dans du beurre. Alors que je réalisai que les pierres n’étaient sans doute pas là initialement, notre attention fut attirée par la violence des vagues. L’agitation grandissante provenait de gigantesques remous se dessinant au loin. Pire pour nous, l’île se craquelait, comme brisée par les monolithes.

Comprenant l’aspect funeste de la situation, je cherchais frénétiquement autour de nous une porte de sortie : une rune, une inscription, quoi que ce soit que je pourrais tenter de déchiffrer pour sortir de ce cauchemar. Malheureusement, rien n’y fit. Le remous se transforma en tourbillon, le tourbillon en vortex, crachant et soufflant de l’eau tel un cachalot cyclopéen. C’est à cet instant que René-Raoul disparut, me laissant seul face à l’horreur incarnée, j’étais seul. De l’eau déchaînée, émergea une chose représentant à elle seule tout ce contre quoi nous luttons, une titanesque masse impie vaguement humanoïde, un gigotement frénétique de tentacules. C’est alors que je sus ce que je savais déjà au fond de moi même : j’étais condamné. Je sentis toute mon âme se révulser et la créature déploya dans le ciel deux formidables ailes membraneuses. Je n’eus pas le temps d’en voir plus, aspiré dans le temps et l’espace vers une Bretagne bien réelle. Dans le tourbillon malsain qui me ramenait chez moi, mon esprit fut marqué au fer rouge par la vision des monolithes : un de jade, un de granit, un autre peut être d’obsidienne, les autres ? Qui sait... tous différents mais tellement semblables, sapant progressivement le sceau de garde.

La suite, c’est René-Raoul qui me la raconta le lendemain. Après sa disparition de l’île, il s’était retrouvé dans l’atelier. Me voyant comme hypnotisé par le tableau il m’avait secoué suffisamment pour me ramener moi aussi... brave garçon.

En redescendant, le Moal s’était saisi de l’arme d’un des gendarmes et il n’avait pas réussi à l’arrêter avant qu’il retourne l’arme contre lui. Au moins quelqu’un dormirait en paix cette nuit là...

Pendant ce temps, à Tours

La nuit fut presque aussi mouvementée pour Hélène de Portes qui vécut certainement une des pires expériences de toute sa carrière de favorite. Malheureusement, le stratagème ne permit pas de découvrir grand chose si ce n’est confirmer l’attachement de Reynaud à sa poule car des gendarmes partent à sa recherche dans la nuit...

Laspalès entra dans les contrées du rêve mais le tableau qui représentait un satyre l’emmena dans un tout autre endroit des contrées, sans rapport apparent avec le tableau « Céléphaïs ». A part confirmer que ce dernier tableau doit avoir un pouvoir onirique, le commissaire ne put rien faire d’utile cette nuit.

Tours, le 13 juin 1940

L’esprit encore embrumé, je m’assois dans l’autogire pour Tours. Sur le chemin du retour, mon cerveau commence à raccrocher les informations les unes aux autres. Les anglais et leur volonté de protéger l’espace maritime. Un artiste maudit, une île perdue, un sceau de garde brisé par des statues hideuses... Il faut à tout prix retrouver la statue de Nantes ou ma vision sera le quotidien de tous nos semblables.

Mais des préoccupations plus terre à terre nous occupent. A Tours Churchill est revenu en avion de Londres pour discuter avec Paul Reynaud. Les ministres du gouvernement, qu’il était censé rencontrer, se sont vus poser un lapin et sont outrés. Reynaud semble abattu et a perdu toute volonté de se battre. Les défaitistes l’ont emporté et il parle de démissionner pour laisser la place au Maréchal Pétain. La situation semble désespérée.

Valois décide de tenter le tout pour le tout et de repartir à Nantes pour suivre les pistes que je n’ai pas jugé bon de remonter concernant la statue, car il est trop tard pour trouver le tableau puisque les défaitiste semblent avoir gagné la partie... Bien en prend à Mme la commissaire car une enquête nous apprend que le fameux Mr. Mills n’est pas parti pour St Nazaire mais pour Pornic où il est peut être encore coincé !

Laspalès reste à Tours pour continuer un lobbying désespéré pendant qu’un groupe composé de Valois, Thibaut, Woefel, Lebrun et moi-même part pour le petit port, armée jusqu’aux dents.

Pornic, le 14 juin 1940

L’intuition belliqueuse de Valois a été la bonne : Mills et ses comparses sont bloqués au port, toutes les grues sont occupées et depuis plusieurs jours personne ne peut charger la statue qu’ils ont soigneusement emballé dans un petit bateau de pêche qu’ils ont affrêté. Accompagnés de la police portuaire, nous décidons d’appréhender les malfrats. La proximité de la mer me met mal à l’aise, c’est bien la première fois que ça m’arrive après toutes ces années passées sur la côte grecque...

Valois s’avance vers le hangar où est stockée la statue, ordre d’arrêt à la main. Une fusillade plus tard, les anglais sont tous morts ou capturés, leur cargaison mise sous bonne garde. Leur chef s’avère d’ailleurs ne plus être très humain, un sosie plus volumineux de l’artiste breton - il était sur le point de se transformer en une hideuse créature batracienne.

Nous cherchons à rendre compte mais n’obtenons personne : le gouvernement a quitté Tours pour se réfugier à Bordeaux ! Nous restons au Pornic à attendre des ordres...

15 juin 1940

Laspalès nous contacte de Bordeaux et indique qu’il préviendra les britanniques du succès de notre opération, nous demandant de rester garder la statue au Pornic. Il s’embarque alors pour Londres avec le général de Gaulle qui y part pour tenter une ultime mission pour continuer la lutte avec l’Angleterre. Parti en avion à Brest, il s’embarque pour l’Angleterre et gagne Londres via Plymouth. Après avoir rencontré Churchill et le War Cabinet, il revient avec une proposition d’union franco-britannique pour continuer la guerre. Laspalès de son côté informe directement Spears que nous avons trouvé la statue et que nous nous trouvons au Pornic. Il donne des ordres pour que des militaires britanniques viennent la chercher de St Nazaire.

16 juin 1940

Quand il revient à Bordeaux en avion le 16 juin avec le général de Gaulle, c’est pour apprendre que Paul Reynaud a démissionné. Le Maréchal Pétain a été appelé par le Président de la République et forme son gouvernement...

Nous voyons de notre côté arriver un détachement motorisé de troupes britanniques qui prennent en main la statue.

17 juin 1940 - Le jour des choix

Nous entendons tous avec émotion le Maréchal Pétain faire son allocution à la radio dans laquelle il parle de son intention de demander l’armistice. Laspalès, qui dit se méfier des militaires qui sont dans le sillage de Pétain, décide de suivre le général de Gaulle qui repart à Londres le 17 juin après avoir eu la veille une ultime entrevue avec Paul Reynaud démissionnaire, qui lui donne néanmoins 100 000 francs des fonds secrets dont il a encore l’usage.

Au Pornic, nous faisons chacun des choix. Lebrun décide de regagner son Aveyron natal où se trouve sa famille tandis que René-Raoul et son compère Woefel veulent gagner l’Angleterre et s’envolent de St Nazaire en autogire. Ils y arrivent, après une escale à Brest ! Et seront parmi les premiers à s’engager dans les forces aériennes françaises libres...

De mon côté, je reste avec la commissaire Valois qui décide d’accompagner vers l’Angleterre la statue que nous avons saisi. Toutes ces missions réalisées avec elle... je ne peux décemment pas l’abandonner, même si je sais qu’elle est bien capable de se débrouiller seule. Les anglais nous embarquent sur le Lancastria, un somptueux paquebot réquisitionné pour transporter les troupes.

Nous nous assurons que la statue est bien chargée puis nous prenons place à bord. Le bateau est surchargé de milliers de soldats qui se bousculent dans tous les salons. Nous sommes heureusement invités dans le quartier des officiers qui, s’il n’est pas moins bondé, a le mérite d’être plus confortable.

Alors que nous quittons le port de St Nazaire, mon être se hérisse à l’idée d’évoluer au large. J’espère que la traversée sera rapide et que je pourrai rester caché à l’intérieur. Je reste encore un peu sur le pont, profitant que nous voyons encore un peu la côte quand je remarque plusieurs traînées de condensation en altitude.

Quatre d’entre elles décrochent, probablement des Junkers 88, mais les destroyers qui nous escortent font feu sans tarder. Malheureusement, les avions allemands sont extrêmement rapides et maniables, ils font un premier passage et une bombe explose à quelques dizaines de mètres dans une gerbe d’eau. Je me sens mal. Je suis hypnotisé par le ballet de feu et d’acier, le temps s’arrête. Je vois une bombe descendre, siffler, entrer parfaitement dans la cheminée du navire. Puis c’est l’explosion, l’onde de choc, la panique. Je prends Valois par le bras et nous nous ruons à la recherche d’un gilet de sauvetage mais c’est peine perdu, nous devons être trois, quatre, cinq fois plus que le nombre de passagers prévus.

Vais-je mourir là, loin de ma patrie, après avoir failli perdre l’esprit dans un tableau maudit quelques jours plus tôt ? Une seule solution : sauter à l’eau et nager, tenter de survivre au milieu du carnage en espérant un miracle. Dans un déchaînement de mitrailleuses, les Junkers massacrent nombre de soldats qui, comme nous, luttent pour ne pas couler. Dans l’eau, un flash envahit mon esprit et je revois la créature indicible émergeant des flots. Je panique, perds Valois de vue, je me noie. Mais le corps humain renferme des ressources insoupçonnées et alors que tout espoir semble perdu, l’adrénaline me pousse à faire l’effort ultime me permettant de reprendre mon souffle.
A la surface, le sang se mélange au pétrole, les cris d’horreur couvrent le tumulte des vagues.
J’ai peur, j’ai froid mais mon heure n’est pas encore venue. Je vois une barque repêcher des survivants et dans un dernier effort, j’agite les bras pour qu’ils me hissent à bord.

Gisant au fond de la barque, je ris, je ris comme un dément, l’océan ne m’a pas pris, pas cette fois mais la statue est fond de l’eau, je n’irai pas la chercher. Je n’ai aucun souvenir du reste du voyage, je me souviens seulement avoir réussi à trouver Laspalès à Londres à l’adresse qu’il nous avait indiqué. Valois aussi a survécu, quelqu’un avait dû mettre un cierge à Lourdes pour nous aujourd’hui.

Londres, 18 juin 1940

La radio crépite, une voix entre dans l’Histoire.

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